Dans les méandres de la Somme qui enlacent Amiens de leurs bras sinueux, se dessine une interrogation aussi profonde que les eaux qui ont jadis inspiré Jules Verne : quelle place accorder à l’illustre écrivain dans le récit touristique de la cité picarde ? Cette question, loin d’être anodine, touche à l’essence même de l’identité d’une ville, à sa manière de se raconter et de se projeter dans l’avenir.
Amiens, berceau de la cathédrale gothique, porte en son sein l’empreinte indélébile de Jules Verne. L’auteur des « Voyages extraordinaires » a choisi d’y vivre, d’y créer, d’y rêver ses mondes fantastiques. Il serait donc tentant, presque naturel, de faire de cette figure tutélaire le phare unique guidant les pas des visiteurs dans les rues de la ville. Pourtant, n’y a-t-il pas dans cette démarche le risque d’un réductionnisme culturel, d’une simplification excessive de l’histoire riche et complexe d’Amiens ?
Interrogeons-nous sur cette quête d’identité urbaine. N’y a-t-il pas, dans cette volonté de tout rattacher à Jules Verne, une forme de « somnambulisme » collectif, pour reprendre l’expression d’Arthur Koestler, où la ville marcherait les yeux fermés vers un horizon uniquement vernien ? Ce faisant, ne risque-t-on pas de transformer Amiens en un simple décor, une toile de fond figée pour les aventures imaginaires de l’écrivain, au détriment de sa propre vitalité et de sa diversité ?
Il convient de se rappeler qu’Amiens est bien plus que la ville d’adoption de Jules Verne. Elle est l’héritière d’une histoire millénaire, façonnée par les invasions, les guerres, les révolutions industrielles et culturelles. Elle est la gardienne des hortillonnages, nos jardins maraîchers flottants uniques au monde, témoins d’un savoir-faire ancestral. Elle est aussi le berceau d’autres figures remarquables qui ont marqué l’histoire et la culture françaises.
Prenons l’exemple de Joseph Porphyre Pinchon, né à Amiens en 1871. Cet illustrateur de talent, pionnier de la bande dessinée et précurseur de la ligne claire, a créé le personnage emblématique de Bécassine. Son œuvre, tout comme celle de Verne, a profondément marqué l’imaginaire collectif français. Ne pourrait-on pas imaginer un parcours touristique qui mettrait en lumière les liens entre ces deux créateurs amiénois, explorant comment leur ville natale a nourri leur créativité ?
De même, Amiens s’enorgueillit d’avoir vu naître Jean-Baptiste Delambre, astronome et mathématicien de renom, dont les travaux sur la mesure du méridien terrestre ont révolutionné la cartographie. Cette figure scientifique pourrait être mise en parallèle avec les aventures géographiques imaginées par Verne, offrant ainsi une perspective fascinante sur la manière dont Amiens a contribué à notre compréhension du monde, tant par la science que par la fiction.
N’oublions pas non plus Victorine Autier, femme de lettres amiénoise, dont l’œuvre mériterait d’être redécouverte. Sa présence dans le paysage culturel d’Amiens pourrait offrir un contrepoint intéressant à la figure masculine dominante de Jules Verne, enrichissant ainsi le récit de la ville d’une dimension féminine trop souvent négligée.
Dès lors, comment trouver le juste équilibre entre la célébration légitime de l’héritage vernien et la mise en valeur de la richesse plurielle d’Amiens ? La réponse pourrait se trouver dans une approche plus nuancée, plus inclusive du tourisme culturel. Plutôt que de faire de Jules Verne l’unique porte d’entrée dans l’univers amiénois, ne pourrait-on pas l’intégrer dans un récit plus vaste, où il serait un personnage central certes, mais non exclusif ?
Cette approche permettrait de tisser des liens entre les différentes époques et facettes de la ville, créant ainsi une narration plus riche et plus engageante pour les visiteurs. On pourrait, par exemple, explorer comment l’industrie textile d’Amiens au XIXe siècle a pu influencer l’imaginaire de Verne, ou comment les paysages des hortillonnages se reflètent dans ses descriptions de mondes lointains. Ce faisant, on offrirait aux touristes non pas un simple « voyage extraordinaire », mais une exploration authentique et multidimensionnelle de l’âme d’Amiens.
Cependant, il est crucial de s’interroger sur l’influence réelle des célébrités dans le choix des destinations touristiques. Les études récentes en marketing touristique apportent un éclairage intéressant sur cette question. La recherche montre que l’implication des célébrités joue un rôle significatif dans les intentions de voyage des touristes. Ce phénomène, appelé « celebrity involvement », influence non seulement le choix de la destination, mais aussi la perception de son authenticité et l’attachement que les visiteurs peuvent développer envers elle. Dans le cas d’Amiens, comme sans doute à Nantes sa ville de naissance, Jules Verne pourrait donc être considéré comme un atout majeur pour attirer les touristes, en particulier ceux qui sont sensibles à l’univers littéraire et à l’imaginaire de l’auteur.
Néanmoins, il est important de nuancer cette approche. Certaines études ont montré que l’influence des célébrités peut varier selon le contexte et le type de tourisme. Par exemple, si l’association avec une célébrité peut être bénéfique dans le cadre du tourisme cinématographique, elle peut parfois avoir un effet négatif, ou dans le meilleur des cas, neutre, sur le comportement des touristes locaux. Il est donc crucial pour Amiens de trouver le juste équilibre dans l’utilisation de l’image de Jules Verne.
Le parcours Aronnax, mis en place à Amiens, illustre bien cette volonté de capitaliser sur l’héritage de Jules Verne tout en offrant une expérience riche et diversifiée aux visiteurs. Ce parcours interactif et ludique permet non seulement de découvrir la vie de l’écrivain à Amiens, mais aussi d’explorer son univers imaginaire, créant ainsi une expérience authentique et immersive pour les touristes.
En conclusion, la question de la « dose » appropriée de Jules Verne dans la stratégie de communication et d’identité d’Amiens est complexe. D’un côté, l’association avec cette figure emblématique peut indéniablement attirer des touristes et renforcer l’image culturelle de la ville. De l’autre, un investissement trop important pourrait risquer de réduire Amiens à cette seule dimension, au détriment de ses autres atouts.
La stratégie idéale pourrait consister à maintenir un investissement significatif dans la mise en valeur de l’héritage de Jules Verne, tout en veillant à l’intégrer dans un récit plus large de l’identité amiénoise. Cela pourrait impliquer la poursuite des initiatives comme le parcours Aronnax, l’association de l’image de Jules Verne à d’autres aspects de la culture et de l’histoire d’Amiens, l’utilisation stratégique de son image dans les campagnes de marketing ciblées, et l’investissement dans des recherches pour comprendre comment cette association influence concrètement les choix des touristes visitant Amiens.
En adoptant cette approche équilibrée, Amiens pourrait capitaliser sur la renommée de Jules Verne tout en évitant le piège d’une identité touristique trop monolithique. L’objectif serait de faire de Jules Verne non pas l’unique attraction, mais plutôt une porte d’entrée vers la découverte de toutes les richesses qu’Amiens a à offrir. Car c’est peut-être dans cette diversité, dans ce refus d’être réduite à une seule figure, aussi illustre soit-elle, qu’Amiens trouvera sa véritable singularité touristique. Une singularité qui, à l’image des romans de Verne et des illustrations de Pinchon, saura conjuguer l’héritage du passé, la richesse du présent et les promesses de l’avenir.
Renaud Deschamps